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Où je devais m'occuper d'un jazzman (10)

Publié le par le tueur de gens

 

Trois plombes du mat’.

Je commençai à en avoir plein les pattes de suivre cette donzelle. Elle m’avait fait traverser la ville depuis l’aube et je n’avais qu’une envie ; aller me pieuter. Mais je ne pouvais pas. C’était Tornade, ma délicieuse patronne (la seule femme avec ma mère pour qui j’arrêterai les litchis) qui m’avait ordonné de la suivre. Je ne pouvais pas la décevoir. Alors, je suivais cette nana de magasins de chaussures en parfumeries.

Cette fille était la petite amie d’un gros bonnet qui ne supportait pas la concurrence. Ni en affaire, ni en amour. Et il avait des doutes quant à sa fidélité. Vu le bolide, je me mettais à sa place. Cette fille aurait fait plier un bataillon de G.I’s d’un simple clignement de paupière. Une fille comme ça, rien que son ombre peut vous brûler la rétine si vous la regardez sans lunettes de soleil. Et moi dans tout ça, qu’est-ce que je venais faire dans cette histoire ? Je devais la suivre et m’assurer qu’elle n’allait pas folâtrer avec un quelconque gugusse. Et si gugusse il y avait, le farcir de plomb.  

Bref, trois plombes du mat et les guiboles en guimauve.

On échoua devant une boite de jazz, Le Monk. Elle entra, je la suivis. Elle me fit descendre un long escalier avant d’arriver dans une cave voutée. Là, je m’assis à une table, assez loin d’elle.  Ça sentait la clope, l’humidité, la transpiration, mais vu la foule, personne ne semblait s’en soucier. Sur la petite scène, une batterie, une contrebasse, un ampli, plus quelques pupitres. En prise avec des litchis particulièrement récalcitrants à dépiauter, je ne me suis pas tout de suite aperçu que la miss avait pris la tangente. Lorsque j’en pris conscience, je gardai mon calme. Elle ne pouvait être bien loin. J’entrepris de fouiller l’endroit. Les toilettes ? Personne. Le vestiaire ? Personne. Les loges, Bingo ! Elle était là, et en charmante compagnie. Elle embrassait à pleine bouche un type qui farfouillait dans son soutient gorge. Aucune méprise à avoir. Il y avait bien gugusse. Tous les deux avaient les yeux clos par la passion, comme on dit dans les romans que lit ma mère. Ils ne me voyaient pas. Alors que je m’apprêtai sortir mon pétoire pour lui en loger une en pleine tête, un autre type est rentré. Il m’a regardé, surpris, puis c’est adressé au gugusse :

- James, c’est l’heure. Le public attend. Faut y aller.

Je me suis tiré avant qu’il ne me demande ce que je foutais là.

Cette petite contrariété ne me chagrina pas trop. J’avais repéré ma cible et savait où elle se rendait. Ce n’était que partie remise. Qu’il monte sur scène et interprète son chant du cygne s’il le voulait. De toute façon, il ne sortirait pas vivant de cette boite. Je me suis installé confortablement face à la scène, une vodka litchi à la main, un 9 mn dans l’autre et j’ai attendu qu’il empoigne son instrument. Après cette journée de merde à crapahuter dans toute la ville, un peu de jazz ne pouvait pas me faire de mal.

Erreur Monstrueuse. La plus grosse connerie de ma carrière, même.

Lorsqu’il a commencé à souffler dans son biniou - un sax ténor qui envoyait des étincelles dans toute la pièce – je n’ai pas fait gaffe. J’aurais dû. C’est monté progressivement. D’abord une note, puis une grappe de notes et enfin, un déluge de son qui explosaient dans la réverbération naturelle de la cave. J’ai rien pu faire. Je me suis tout pris en pleine face. Cloué dans mon fauteuil, incapable de bouger, cette musique s’est introduite en moi aussi violemment qu’une roquette anti-char. Et elle a tout ébranlé. Mes certitudes, ma raison, tout ça est parti en fumée. Il n’y avait plus que ce type avec son saxo étincelant et moi, subjugué par la musique qui sortait de ses doigts. Un truc de ouf, comme disait la fille de ma voisine, Madame Aubert. C’était tellement puissant, tellement flamboyant, imprévisible que ça m’a foudroyé. Jamais je n’avais entendu quelqu’un jouer comme ça et je sais que jamais je n’aurais l’occasion d’entendre quelqu’un jouer comme lui. Comprenez-moi. Certains musiciens sont si inspirés qu’on a l’impression que leur musique monte droit au ciel. Lui, sa musique venait des cieux. Elle descendait tout droit d’une puissance céleste et venait investir ce pauvre mortel qui soudain se transformait en dieu incandescent.

A la fin du morceau, haletant, en sueur, j’aurais dû me ressaisir, mais j’ai mis trop de temps à récupérer. Ce salopard a enchaîné le deuxième morceau. Une ballade qui a fait vibrer des endroits inconnus de mon corps. Je ne devrais pas vous dire ça et je vous promets mille supplices si ça s’ébruite mais…mais…j’en ai eu les larmes aux yeux. C’était tellement beau, tellement poignant. Après les coups du morceau précédent, la caresse. Ensuite, je ne me souviens plus très bien. J’ai dû passer le reste du concert dans un état d’esprit tel que seuls quelques moines bouddhistes en fin de retraite peuvent connaître. Lorsque la dernière note s’est éteinte, j’étais bon à ramasser à la petite cuillère.

Il m’a fallu pas mal de temps pour récupérer. Une fois mes pensées réorganisées, je me suis trouvé confronté à un dilemme. Je devais liquider l’amant de la femme d’un Patron mais je n’avais pas envie de flinguer un soufflant si talentueux. Après ce que sa musique m’avait fait, j’en étais tout simplement incapable. Alors, je me suis mis à gamberger : Si le gugusse n’était plus l’amant de la demoiselle, je n’avais plus à le trucider. Mon honneur de tueur de gens serait sauf, le saxo pourrait continuer à embraser les cieux, le Patron serait content et sa poupée y gagnerait même un petit cadeau pour récompenser sa fidélité. Que demander de plus ?

Je lui ai écrit une bafouille puis je suis parti le trouver. Je l’ai chopé alors qu’il sortait des toilettes. Coup de chance, il était seul. D’une main je l’ai cloué au mur et de l’autre, lui ai planté mon flingue dans la bouche. Il a tout de suite compris que c’était du sérieux. Je l’ai lâché pour lui refiler la lettre. Il l’a lu sans respirer. A l’école, je n’ai jamais été une flèche en rédaction mais là, c’était venu tout de suite. Je lui avais énuméré les mille et un supplices qui l’attendaient s’il continuait à tourner autour de la petite. Inspiré, je m’étais lâché et n’avais pas lésiné sur les détails. J’ai toujours eu beaucoup d’imagination. 

Après un dernier regard noir pour m’assurer qu’il avait bien compris le message, je l’ai laissé se tirer, les jambes flageolantes.

Il était six du mat’ quand je suis rentré chez moi. Je me suis écroulé.  

Je suis retourné dans cette boite, quelques jours plus tard. Personne ne l’avait revu.

 

 

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